Ces trente dernières années, une idée nouvelle s’est peu à peu infiltrée dans le discours politique sans que personne n’y prenne vraiment garde : celle de « protéger l’individu contre lui-même », comme si chacun avait en lui un bourreau irresponsable, une ombre maléfique, un Mister Hide prêt à sévir. Socrate avait son démon qui lui soufflait de bons conseils ; l’Etat moderne voit en chacun de nous des diablotins pleins de mauvaises pensées.
Les législations sur les casques de moto, les bombes d’équitation ou les sièges bébé le prouvent bien : l’idée de protéger l’individu contre lui-même est désormais admise, dans les textes comme dans les mentalités.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. La polémique fut vive quand, le 16 juillet 1975, un arrêté est promulgué portant obligation du port de la ceinture de sécurité aux places avant des véhicules, en agglomération, la nuit de 22 heures à 6 heures et en permanence sur les voies rapides urbaines. Une partie de l’opinion publique accepte mal ce qui peut apparaître comme une remise en cause des libertés individuelles : n’ai-je pas le droit, dans la mesure où je suis informé des risques, de mettre en danger ma propre vie ? Que l’Etat conseille le port de la ceinture de sécurité, c’est bien son rôle ; mais qu’il l’impose sous peine d’amende, voilà qui est un pas à ne pas franchir.
C’est pourquoi deux particuliers, Messieurs Bouvet de la Maisonneuve et Millet, mettent en cause cette mesure de nature administrative devant le Conseil d’Etat. Celui-ci rejette la requête, au motif qu’il appartient au Gouvernement de prendre les mesures de police « qui ont pour objet la sécurité des conducteurs des voitures automobiles et des personnes transportées … afin de réduire les conséquences des accidents de la route ». Le Conseil d’Etat prend donc soin, dans sa décision, de ne pas invoquer la « protection de l’individu contre lui-même », et de s’en tenir à un raisonnement classique de sécurité : l’absence de ceinture de sécurité fait encourir des risques plus importants aux autres, puisque le passager éjecté peut se transformer en projectile.
Mais il est extrêmement instructif de lire dans le détail les conclusions du commissaire du Gouvernement, sur la base desquelles la décision a été prise.
Le commissaire, M. Morisot, passe en revue les différents moyens juridiques invoqués par les requérants. La plupart sont des points de procédure techniques, auxquels le commissaire répond non sans humour, en tenant à « rendre un juste hommage à l’imagination du requérant »…
Mais ce qui nous intéresse, c’est le troisième moyen, invoquant les § 3 et 4 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 : si la liberté « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et que « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société », alors le port obligatoire de la ceinture de sécurité est, tout simplement, liberticide.
Le Commissaire précise d’abord que l’Etat se doit de faire disparaître les dangers qui résultent d’un « usage anarchique de la liberté », ce que nul ne songerait à contester. Cela suffirait à justifier le port obligatoire de la ceinture de sécurité, dans la mesure il peut diminuer les dangers pour les autres.
Mais le Commissaire va plus loin, franchissant ainsi la ligne rouge des libertés individuelles. Il affirme en effet que « la police générale n’a pas pour seul objet de protéger les tiers. Elle peut aussi avoir légalement pour but de protéger celui qui en est l’objet ». En d’autres termes : protéger l’individu contre lui-même. Et de citer le cas des baignades interdites, où l’autorité de police peut effectivement limiter la baignade sous peine d’amendes dans l’intérêt même des baigneurs : il est évident qu’un baigneur qui se noie ne cause de tort qu’à lui-même.
Ce raisonnement du Commissaire Morisot va hélas faire jurisprudence, par exemple dans l’affaire du lancer de nain (arrêt de 95 « Commune de Morsang-sur-Orge »), où les nains eux-mêmes protestaient contre une décision du maire interdisant la pratique du lancer du nain – pratique peut-être choquante, mais sans aucun danger pour ceux qui s’y soumettent volontairement et contre rémunération. L’arrêt « Commune de Morsang-sur-Orge » invoque la « dignité de la personne humaine » : notion vague s’il en est, et qu’il ne revient certainement pas à l’Etat de définir. L’arrêt se réfère à « Bouvet de la Maisonneuve » : une fois que le principe de la protection de l’individu contre lui-même est acquis, le Conseil d’Etat est aisément passé de la sphère physique (diminuer les conséquences des accidents) à la sphère morale (maintenir la dignité de la personne humaine). Autrement dit : je n’ai plus le droit de me dégrader moi-même.
C’est une dérive du droit administratif que nous devons dénoncer. Dans le cas de la baignade dangereuse, une politique libérale consisterait à informer le baigneur, au moyen de panneaux, de tous les risques encourus, mais sans rien interdire. Le baigneur peut risquer sa vie, mais ne doit pas risquer une amende. C’est une question de protection des libertés et de responsabilité individuelle.
On pourrait objecter que le baigneur représente un coût pour la collectivité à travers les opérations de sauvetage. Dans une logique purement libérale, il faut répondre qu’un système sophistiqué d’assurance privée pourrait prendre en compte la « propension au risque » (l’assuré précisant d’emblée s’il s’engage ou non, par exemple, à suivre les conseils édictés par les autorités administratives). Mais l’Etat ne peut ni ne doit se substituer à la responsabilité que chacun possède sur sa propre existence.
C’est en suivant le même raisonnement que David Hume explique, dans un court essai, que le suicide ne doit pas être considéré comme un acte criminel, car chacun peut disposer de sa vie comme il l’entend.
La jurisprudence « Bouvet de la Maisonneuve » nous fait donc entrer dans l’Etat que redoutait Tocqueville, un Etat « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux », qui pourvoit à la sécurité des citoyens. Détails que tout cela ? « L’on oublie que c’est surtout dans le détail qu’il est dangereux d’asservir les hommes, poursuit Tocqueville dans le même chapitre. Je serais, pour ma part, porté à croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres ».
Phil-Pornix
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Oui, c'est rigolo de se pignoler la fibre libérale avec l'obligation de la ceinture de sécurité, intolérable atteinte aux libertés, toussa toussa. Mais vous êtes sûrs que c'est la réforme libérale la plus urgente à promouvoir en France? Vous êtes sûrs, même, que c'est souhaitable?
La ceinture de sécurité a, de façon incontestable, fait chuter massivement le nombre de morts sur les routes. Vous pensez qu'il faut augmenter massivement le nombre de morts sur les routes, juste pour que les libéraux puissent se sentir plus libres au moment de monter dans leur bagnole?
Au demeurant, si vous voulez vous tuer librement au volant de votre voiture tout en suivant les bons principes libéraux, il faudrait supprimer tout régime de sécurité sociale obligatoire, et rendre payante l'intervention des pompiers. Vous payez votre hôpItal plein pot, et vous payez les mecs qui vont vous ramasser sur le côté de la route. De votre poche ou par le biais de votre assurance 100% privée, c'est votre problème.
D'accord? Pas d'accord? Moi je suis pas d'accord pour payer pour vos conneries si la ceinture de sécurité vous défrise.
Vous confondez les principes et la quantité. Il y a certainement, dans les sociétés occidentales actuelles, un excès de protection de l'individu, qui conduit à une déresponsabilisation au profit de l'Etat. C'est l'invention de protections de plus en plus aberrantes et l'accumulation de ce genre de mesures qui sont absurdes. Pas la ceinture de sécurité en bagnole.
Vouloir refuser en bloc toutes les mesures de sécurité imposées par l'Etat est absurde. Et cet exemple que vous prenez, en particulier, est idiot.
Allez, je vais vous emboîter le pas dans la connerie. Vous dites que les mesures de sécurité imposées par l'Etat sont liberticides. Le citoyen est libre, blabla. Très bien.
Alors tirez les conclusions de ce que vous demandez pour la bagnole, et demandez-le aussi pour l'avion. Les innombrables mesures de sécurité imposées par les Etats pour l'entraînement des pilotes, la manoeuvre des avions, la certification des équipements, le comportement des passagers, sont d'intolérables atteintes à notre précieuse liberté de libéraux libertaires.
Abolissons tout ça. Réclamons le droit de voler dans des zincs pourris, mal entretenus, conduits par des mecs bourrés, remplis de passagers n'ayant, bien entendu, aucune obligation d'attacher leur ceinture (c'est beaucoup moins utile dans un avion que dans une voiture...), etc.
Si vous avez du pognon et que vous tenez à la vie, vous prendrez une compagnie aérienne haut de gamme qui appliquera des mesures de sécurité strictes (à condition que de telles compagnies se matérialisent, ce qui est loin d'être certain...).
Si vous êtes pauvre ou que vous vous croyez immortel, vous choisirez une compagnie aérienne de merde qui prendra tous les risques.
C'est ça, la société que vous appelez de vos voeux?
Moi pas.
De plus, je n'ai pas noté de mouvement de mécontentement massif contre la ceinture chez les Français. Contre les radars impitoyables au kilomètre à l'heure près, oui. Contre le rigorisme et la bêtise des forces de l'ordre et de l'administration, oui.
L'idée, c'est aussi de faire avancer la cause du libéralisme politiquement parlant, non? De convaincre les Français du bien-fondé du libéralisme, n'est-ce pas? Ou c'est juste de publier des paradoxes amusants pour se faire plaisir entre libéraux?
P.S.: Le rose, bordel...
Anonyme a dit…
26 mai 2008 à 04:13
@Robert bonsoir,
Dans le fond notre ami la violette à raison, et de votre justification, vous avez pas tord non plus. franchement la Liberté est ^possible, même dans ce cas afin que vous en soyez d'accord l'un comme l'autre . Qui plus est un système existe depuis bien longtemps et notamment dans les pays scandinaves,et, surtout américain (certes c'est passé de mode). En effet dans ces pays les voitures sont équipées de ceinture automatique, dès que l'on s'assoie elle se positionne....etc. En France les caisses sont vides, il faut bien taxer le français (d'autant plus qu'il devient asservi de +en+ par Mère Etat)devenu insouciant. Vous me direz ce n'est pas tout à fait la faute de l'Etat, mais des constructeurs automobiles, certes;Mais ces même entreprise ne sont-elles pas sous couvert de l'Etat, et ce dernier aimant promulguer à tire la r...., pourrait par prévention insister auprès de ces compagnies afin de solutionner ce problème. Pourquoi ne le fait-il pas? Pourquoi ces entreprises ne le font-elles pas? Une chose est sûr c'est que techniquement c'est faisable et évolutif (selon modèle) alors pourquoi? Peut-être dans le souci d'un ordre établi plus ferme, donc plus de répression, pour plus d'argent...gagner facilement, surtout chez des personnes soit jeune (amoureux de la liberté) ou plutôt ceux dont l'éducation, la formation n'a pas été glorieuse (enfin cela est encore un autre débat l'EN)@+ Alan de Bx
Genestine a dit…
29 mai 2008 à 09:03