A Monsieur Bernard Laporte
Secrétaire d’État aux sports

Paris, le 18/05/2008




Monsieur,

C’est davantage par amour de la liberté qu’en tant que supporter de football que je me permets de vous écrire, en espérant que ma lettre saura retenir toute votre attention.

L’émotion médiatique et politique étant enfin un peu retombée dans l’affaire de la désormais célèbre « banderole anti ch’tis » du match PSG-Lens du samedi 22 mars dernier, nous pouvons aujourd’hui regarder plus au calme l’historique de cet événement. Au centre de l’affaire, une banderole injurieuse, particulièrement stupide et qui permettait surtout de lire, entre les lettres, la profonde bêtise de quelques supporters. À cette banderole, l’indifférence était sans doute la meilleure réponse à apporter, ce qu’une partie du public lensois a su faire, non sans humour.

Pourtant la réaction fut toute autre : une intense couverture médiatique qui, au passage, a éclipsé l’information de la profanation du cimetière musulman de Lorette, et surtout une implication politique et juridique sans précédents. À ce jour six personnes ont déjà été mises en examen dans le cadre de cette affaire pour « provocation à la haine ou à la violence lors d'une manifestation sportive », des faits passibles d'un an d'emprisonnement de 15 000 euros d'amende et de trois ans d'interdiction de stade. Trois autres personnes seront prochainement convoquées devant les juges d'instruction. La ministre de l’Intérieur, Madame Alliot-Marie, a décidé de la dissolution du principal groupe de supporter (Boulogne boys) du PSG et le club attend, aujourd’hui, d’éventuelles sanctions financières et sportives à son encontre.

Devons-nous nous féliciter de cette réaction des pouvoirs publics ? Il est facile et non sans intérêt politique de dénoncer les écarts des supporters de football : s’en prendre ainsi à des groupes personnes soi-disant si différents du reste de la population et prononcer contre eux leur ostracisme pour assurer la défense des honnêtes gens promet une victoire politique à peu de frais et aux gains presque assurés.

Et peu importe que les débordements, dans un lieu pourtant dédié à l’expression des passions, ne soient qu’exceptionnels parmi les 760 matchs annuels de la seule ligue 1… En novembre 2006, c’est ainsi dans une atmosphère de consensus anti-raciste que Julien Quemener, jeune supporter, est tombé sous les balles d’un policier dans des circonstances plus que vaguement élucidées par les services juridiques. Le policier en question a d’ailleurs depuis été radié de l’ordre pour ses agissements hors-la-loi. Quel pays soucieux de sa justice peut ainsi admettre qu’un homme, aussi raciste fut-il, soit abattu en pleine rue sans autre forme de procès et que l’élucidation des circonstances de ce meurtre ne soient pas exposées clairement ?

Il me semble, Monsieur le Secrétaire d’État, que cet acharnement tout politique à l’encontre des débordements comme celui de la banderole s’avère en réalité plus que préoccupant pour la sauvegarde des libertés d’expression, libertés qui concernent tout autant les spectateurs de football que tout un chacun, le bon goût comme le mauvais…

Le slogan insultant du 22 mars dernier n’avait rien de bien glorieux mais méritait-il d’activer une réaction de cette ampleur ? Et les insultes proférées tous les jours et en tout lieux - car un supporter n’a pas le monopole du manque de savoir-vivre - seront-elles prochainement objet de condamnations de la même ampleur au nom d’une imprescriptible morale dictée par les pouvoirs publics ? Peut-on ainsi apprécier que le règne étatique d’un savoir-vivre établi dirige nos faits et gestes sans s’inquiéter qu’il vienne, tôt ou tard, enfreindre notre liberté d’exprimer ce qu’il nous plaît de dire… même des imbécillités ?

Pour ces raisons, je viens vous demander de bien vouloir considérer et relayer en conseil des ministres, ma demande de création d’un droit à l’insulte opposable qui pourra assurer cette liberté d’expression aujourd’hui menacée. Ce droit pourrait ainsi être opposé à toute intrusion politique et juridique dans la sphère de l’expression publique et laisser faire l’indifférence, l’intelligence et l’ironie pour meilleures réponses aux stupidités.

En espérant que ma requête trouvera auprès de vous une écoute favorable, je vous prie d'agréer, Monsieur le Secrétaire d’État, l'expression de mes salutations distinguées.


Brieuc B.



Il a le droit lui...



Ces trente dernières années, une idée nouvelle s’est peu à peu infiltrée dans le discours politique sans que personne n’y prenne vraiment garde : celle de « protéger l’individu contre lui-même », comme si chacun avait en lui un bourreau irresponsable, une ombre maléfique, un Mister Hide prêt à sévir. Socrate avait son démon qui lui soufflait de bons conseils ; l’Etat moderne voit en chacun de nous des diablotins pleins de mauvaises pensées.

Les législations sur les casques de moto, les bombes d’équitation ou les sièges bébé le prouvent bien : l’idée de protéger l’individu contre lui-même est désormais admise, dans les textes comme dans les mentalités.

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. La polémique fut vive quand, le 16 juillet 1975, un arrêté est promulgué portant obligation du port de la ceinture de sécurité aux places avant des véhicules, en agglomération, la nuit de 22 heures à 6 heures et en permanence sur les voies rapides urbaines. Une partie de l’opinion publique accepte mal ce qui peut apparaître comme une remise en cause des libertés individuelles : n’ai-je pas le droit, dans la mesure où je suis informé des risques, de mettre en danger ma propre vie ? Que l’Etat conseille le port de la ceinture de sécurité, c’est bien son rôle ; mais qu’il l’impose sous peine d’amende, voilà qui est un pas à ne pas franchir.

C’est pourquoi deux particuliers, Messieurs Bouvet de la Maisonneuve et Millet, mettent en cause cette mesure de nature administrative devant le Conseil d’Etat. Celui-ci rejette la requête, au motif qu’il appartient au Gouvernement de prendre les mesures de police « qui ont pour objet la sécurité des conducteurs des voitures automobiles et des personnes transportées … afin de réduire les conséquences des accidents de la route ». Le Conseil d’Etat prend donc soin, dans sa décision, de ne pas invoquer la « protection de l’individu contre lui-même », et de s’en tenir à un raisonnement classique de sécurité : l’absence de ceinture de sécurité fait encourir des risques plus importants aux autres, puisque le passager éjecté peut se transformer en projectile.

Mais il est extrêmement instructif de lire dans le détail les conclusions du commissaire du Gouvernement, sur la base desquelles la décision a été prise.

Le commissaire, M. Morisot, passe en revue les différents moyens juridiques invoqués par les requérants. La plupart sont des points de procédure techniques, auxquels le commissaire répond non sans humour, en tenant à « rendre un juste hommage à l’imagination du requérant »…

Mais ce qui nous intéresse, c’est le troisième moyen, invoquant les § 3 et 4 de la déclaration des droits de l’homme de 1789 : si la liberté « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et que « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société », alors le port obligatoire de la ceinture de sécurité est, tout simplement, liberticide.

Le Commissaire précise d’abord que l’Etat se doit de faire disparaître les dangers qui résultent d’un « usage anarchique de la liberté », ce que nul ne songerait à contester. Cela suffirait à justifier le port obligatoire de la ceinture de sécurité, dans la mesure il peut diminuer les dangers pour les autres.

Mais le Commissaire va plus loin, franchissant ainsi la ligne rouge des libertés individuelles. Il affirme en effet que « la police générale n’a pas pour seul objet de protéger les tiers. Elle peut aussi avoir légalement pour but de protéger celui qui en est l’objet ». En d’autres termes : protéger l’individu contre lui-même. Et de citer le cas des baignades interdites, où l’autorité de police peut effectivement limiter la baignade sous peine d’amendes dans l’intérêt même des baigneurs : il est évident qu’un baigneur qui se noie ne cause de tort qu’à lui-même.

Ce raisonnement du Commissaire Morisot va hélas faire jurisprudence, par exemple dans l’affaire du lancer de nain (arrêt de 95 « Commune de Morsang-sur-Orge »), où les nains eux-mêmes protestaient contre une décision du maire interdisant la pratique du lancer du nain – pratique peut-être choquante, mais sans aucun danger pour ceux qui s’y soumettent volontairement et contre rémunération. L’arrêt « Commune de Morsang-sur-Orge » invoque la « dignité de la personne humaine » : notion vague s’il en est, et qu’il ne revient certainement pas à l’Etat de définir. L’arrêt se réfère à « Bouvet de la Maisonneuve » : une fois que le principe de la protection de l’individu contre lui-même est acquis, le Conseil d’Etat est aisément passé de la sphère physique (diminuer les conséquences des accidents) à la sphère morale (maintenir la dignité de la personne humaine). Autrement dit : je n’ai plus le droit de me dégrader moi-même.

C’est une dérive du droit administratif que nous devons dénoncer. Dans le cas de la baignade dangereuse, une politique libérale consisterait à informer le baigneur, au moyen de panneaux, de tous les risques encourus, mais sans rien interdire. Le baigneur peut risquer sa vie, mais ne doit pas risquer une amende. C’est une question de protection des libertés et de responsabilité individuelle.

On pourrait objecter que le baigneur représente un coût pour la collectivité à travers les opérations de sauvetage. Dans une logique purement libérale, il faut répondre qu’un système sophistiqué d’assurance privée pourrait prendre en compte la « propension au risque » (l’assuré précisant d’emblée s’il s’engage ou non, par exemple, à suivre les conseils édictés par les autorités administratives). Mais l’Etat ne peut ni ne doit se substituer à la responsabilité que chacun possède sur sa propre existence.

C’est en suivant le même raisonnement que David Hume explique, dans un court essai, que le suicide ne doit pas être considéré comme un acte criminel, car chacun peut disposer de sa vie comme il l’entend.

La jurisprudence « Bouvet de la Maisonneuve » nous fait donc entrer dans l’Etat que redoutait Tocqueville, un Etat « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux », qui pourvoit à la sécurité des citoyens. Détails que tout cela ? « L’on oublie que c’est surtout dans le détail qu’il est dangereux d’asservir les hommes, poursuit Tocqueville dans le même chapitre. Je serais, pour ma part, porté à croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres ».

Phil-Pornix

Ouverture

Post d'ouverture pour notre réseau. Voici une vidéo qui servira de préambule...



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